Prix du Manuscrit : interview du lauréat 2022

Remise du 18e Prix du Manuscrit de la Beauce et du Dunois le dimanche 20 novembre 2022 au Salon littéraire à Terminiers où Jean-Claude Lagorce s’est fait représenté.

Rencontre avec Jean-Claude Lagorce, l’auteur de « Rue de Luynes », ouvrage qui reçu le 18e Prix du Manuscrit de la Beauce et du Dunois, lors du Salon littéraire le 20 novembre 2022 à Terminiers.

Originaire de Châteaudun d’où est tiré le nom de la rue qui titre son ouvrage, Jean-Claude Lagorce a quitté la région dunoise après la Seconde Guerre mondiale, profondément marqué par la violence du conflit et les chagrins qu’il a provoqués, dont celui de la perte de son père. C’est ce qu’il raconte dans son émouvant récit intitulé Rue de Luynes, le témoignage d’un enfant Dunois durant les années 1939-1945.

Il nous a accordé un entretien depuis la Haute-Savoie où il réside à temps partiel.

Pouvez-vous nous parler de vous ?

Dans six mois environ, j’aurai 94 ans. Je suis né à Châteaudun, Rue de Luynes. La vie m’a arraché à mon pays natal en 1946, en même temps qu’à mon collège où j’étais en Seconde. Je rejoignis ma grand-mère maternelle à Colombes, d’où je fus inscrit au Lycée Carnot à Paris pour l’année de préparation au baccalauréat (latin, anglais, allemand, c’est-à-dire en série B). Ma mère m’avait prévenu que quel que soit le résultat, je devrais arrêter mes études et me trouver du travail.

C’est ainsi qu’après de courtes recherches, je trouvai un emploi dans une des trois ou quatre plus grandes entreprises de commerce mondial qui, très en avance sur son temps, pratiquait la « formation sur le tas ». Au bout de quelques mois, un huissier vint me dire que j’étais appelé au bureau d’un des grands patrons qui passait pour être assez « vache ». Aussitôt, je me présentai à lui, qui me dit : « C’est vous, Lagorce. J’ai bien connu votre père. Allez ! ». Point final. Je n’en ai jamais su davantage. Toujours est-il que je passai dès lors rapidement de service en service jusqu’à une fatale visite médicale qui révéla illico que le sommet de mes deux poumons affichait des taches typiques de la tuberculose. La catastrophe fut d’autant plus dure que je ne me sentais pas malade.

Rapidement, je fus dirigé sur un sanatorium à Leysin, en Suisse, station de soins qui venait de conclure un contrat avec la Sécurité sociale française. La « plaisanterie » dura près de six années au terme desquelles une opération de la cage thoracique me rendit finalement la santé.

Peu avant ma « levée d’écrou », j’avais découvert l’existence de l’école d’interprètes de Genève. Une rapide et fructueuse quête de bourses d’étude m’en ouvrit vite la possibilité.

Je passe sur les détails mais au bout de six mois, un contrôle médical révéla chez moi une brutale « rechute » qui m’expédia cette fois au sanatorium universitaire, toujours à Leysin.

Entre-temps, j’avais rencontré dans mes études une petite bonne femme haute comme trois pommes qui, de camarade d’études, allait devenir quatre ans plus tard mon épouse et la mère de nos jumeaux. Tout du long, elle m’assista, me visita chaque week-end, me portant les cours et s’arrangeant pour que je reçoive la visite de quelques professeurs. Malgré le cadre et les circonstances, ce dernier séjour en altitude fut un moment heureux qui, après l’obtention de mon diplôme, s’ouvrit sur d’heureuses perspectives. À commencer par mon entrée « solennelle » au Palais des Nations avec un contrat de courte durée renouvelable à la Section française de traduction.

L’interprétation simultanée m’épuisant rapidement, je me lançai donc dans la traduction puis, chemin faisant, le procès-verbal pour lequel la prise de note m’apparut tout de suite comme étant voisine de celle de l’interprétation consécutive. Très vite, des contrats me menèrent de droite et de gauche dans ce vaste monde jusqu’au jour où la réussite d’un concours à Genève me stabilisa enfin dans une division linguistique où je fis ma carrière jusqu’au titre de « réviseur principal ».

Telle a été ma vie. Malgré ses drames, j’en remercie… le Ciel !!!

Comment vous êtes-vous intéressé à la littérature et à l’écriture ?

Sans trop savoir pourquoi, j’ai toujours été attiré par la littérature, la lecture, les échanges avec mon entourage, copains et adultes. Je me souviens, par exemple, qu’en classe de troisième, la dissertation hebdomadaire proposait un thème d’imagination et que, souvent, ma copie atteignait de 15 à 20 pages ! L’idée d’écrire m’effleura souvent l’esprit, surtout dans mes périodes d’isolement forcé, mais je n’en trouvais jamais le temps jusqu’au jour où la première période de confinement m’en offrit vraiment l’occasion. Ainsi naquit Rue de Luynes.

Comment avez-vous découvert ce prix littéraire et pourquoi avez-vous souhaité y participer ?

C’est mon excellent ami Yves Duret qui, dans ses recherches, a découvert l’existence du Prix littéraire du Manuscrit de la Beauce et du Dunois. Au départ, l’idée de concourir ne m’effleurait même pas. Yves a fini par me convaincre.

Que racontez-vous dans Rue de Luynes ?

Dans Rue de Luynes, je raconte simplement la vie d’une famille française, comme tant d’autres, sous l’Occupation, telle que ma mémoire bien rodée m’a permis de la restituer, pour moi en premier lieu. À commencer par les drames qui l’ont parsemée.

C’était aussi, en quelque sorte, un legs à mes petits-enfants.

Quel est le message que vous avez voulu transmettre à travers Rue de Luynes ?

Un message a découlé inconsciemment de mon récit : l’Homme était une sale bête qu’il fallait empêcher de « déraper ». On ne pouvait qu’essayer de fédérer les forces des « hommes de bonne volonté ». J’avais, bien sûr, entendu parler de la défunte Société des Nations, la SDN, dont la succession fut vite assurée par la création, en projet, de l’Organisation des Nations Unies, l’ONU. Hélas, la guerre froide fut vite synonyme de douche froide. Une anecdote : un jour de septembre 1948, comme je me rapprochais, à pied, du Trocadéro, j’aperçus sur la pelouse un homme assis devant une table de jardin qui distribuait aux passants intéressés ce qu’il appelait le passeport des citoyens du monde. Cet homme s’appelait Garry Davis, un audacieux… visionnaire ? Au bout de quelques temps, je repris mon chemin et me retrouvai au milieu de petits baraquements aux fenêtres déjà éclairées. Des panneaux indiquaient la tenue (à Paris) de l’Assemblée générale annuelle des Nations Unies. J’en reçus comme une énorme bouffée d’espoir.

Écrire un livre à plus de 90 ans était-il un défi ?

Pour moi, écrire Rue de Luynes à mon âge ne fut pas du tout un défi. Je mis tout simplement à profit le temps libre que m’imposait le premier confinement. Ce fut en fait pour moi une manière de tuer le temps et de coucher sur le papier quelque chose que je n’avais encore jamais eu le temps de faire.

Qu’avez-vous ressenti en apprenant que votre ouvrage avait remporté le 18e Prix du Manuscrit de la Beauce et du Dunois ?

Deux mots : stupéfaction et… une certaine fierté ! Reconnaissance aussi à ceux qui m’avaient « distingué ».

Que diriez-vous aujourd’hui au jeune garçon que vous étiez durant la Seconde Guerre mondiale et dont vous narrez l’histoire dans Rue de Luynes ?

Que je n’ai pas changé dans mes convictions profondes concernant l’Homme et l’avenir du monde. Pour tout dire, je suis inquiet pour l’avenir de ceux qui vont nous suivre.

Interview de Jean-Claude Lagorce, lauréat 2022 du Prix du Manuscrit de la Beauce et du Dunois, réalisée le 27 janvier 2023.

Lauréat 2022 avec son diplôme
Jean-Claude Lagorce, lauréat 2022 du Prix du Manuscrit de la Beauce et du Dunois
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